Les desserts de rue
Dimanche 12 janvier, Hué. Cahier rouge
Après le dîner, nous prenons une nouvelle fois le chemin du quai du Fleuve des parfums. Nous traversons en diagonale le jardin public entre l’avenue Le Loi et le fleuve. Dans le noir (aucun lampadaire), chaque banc est occupé par un couple d’amoureux, ou chaque sculpture1 qui se laisse grimper. Toujours garçon-fille, seize ans vingt ans, enlacés serrés, une fois sur trois néanmoins entre eux un portable allumé.
Au bout de la diagonale, nous retrouvons la sculpture que nous avions repérée la veille : couple avec enfant2. L’homme, au milieu, est comme en vol, horizontal, visage tourné vers l’amont du fleuve, d’une gravité heureuse. L’homme tient dans ses bras l’enfant, enlacé. La femme est couchée sur l’homme, de tout son long. Sa joue, ses seins, son ventre, ses jambes épousent la nuque, le dos, les fesses, les jambes de l’homme. Elle esquisse un sourire paisible. Le haut socle de la statue fait que tous trois voguent au-dessus des passants. Sur les photos avec flash, ils volent aussi au-dessus de la nuit.
Nous poursuivons maintenant en bordure du fleuve, attirés par les bruits de la fête et de la foire — nous allons retrouver les stands que nous avons déjà parcourus la veille : d’abord des petits stands de cuisine et de nourriture (dont celui des desserts pour lequel nous sommes revenus) : des tables de camping, voire des réchauds et foyers directement sur le sol, des tables basses et petits tabourets en plastique pour les clients. Les stands de la deuxième partie — vêtements, chaussures, bijoux en plastique, soins du corps et maquillage — sont plus organisés, espaces carrés de 3x3 m limités et protégés par des bâches de couleurs vives. Dans une troisième partie, finale, retour à la nourriture avec coquillages, crustacés, poissons et des foyers pour les griller.
Le stand des desserts, la veille, avait arrêté Jean-Marie. Les desserts de rue, c’était son enfance vietnamienne qui remontait d’un coup. Geneviève et moi étions plus perplexes : là, comme ça, en plein air, servis dans verres lavés dans on ne sait quelle eau… Nous avions poursuivi jusqu’à l’école de Paulette puisque c’était alors l’objectif premier de Jean-Marie. Mais au retour, nos pas s’étaient à nouveau infléchis vers le fleuve, arrêtés devant le stand des desserts, Jean-Marie avait dit bon alors je m’en commande un verre (ou Geneviève lui avait dit bon alors commande t’en un verre !), les vendeuses l’avaient bien rempli et y avaient planté trois cuillers, et nous nous étions retrouvés sur les tabourets, autour d’une petite table à l’arrière du stand, Geneviève et moi avions goûté, prudemment, et la gourmandise avait eu le dessus.
Donc le deuxième soir nous sommes venus les quatre, décidés à aller jusqu’au bout : pas très hygiénique peut-être, mais si tentant, si bien organisé, et de si bonne humeur, les filles du stand. Celle qui mène a quarante ans, visage joyeux, suractive et rieuse : elle est à la fois la mère, la surveillante, et celle qui donne son tempo au groupe. Les cinq autres filles ont 20 ans, 18 ans. Chacune sait son job. Une gamine de trois ans fait des travaux de sa compétence, met une petite cuiller dans un verre rempli, le porte à une table pour des clients. Deux ou trois hommes liés au groupe sont en arrière-plan, mais ne font pas grand-chose — ne font rien…
Les vendeuses nous reconnaissent aussitôt, nous félicitent d’être revenus, et à quatre cette fois !
Sur un long étal, trente-trois récipients sont rangés sur trois rangs, tupperwares de 3 litres, marmites en aluminium de 8 litres. Dans chacun, les morceaux d’un dessert sucré. Des fruits, cuits, confis, petits et entiers, coupés en dés, en compotes, des graines, des préparations à base de riz gluant, de taro, de manioc, de lait de coco, de soja, des gelées aux couleurs pétantes ou suaves… Prunes, mangues, litchis, raisin, graines de lotus… Le bon usage est de choisir un de peu chaque, d’en faire remplir un grand verre, nappé de sauce de riz gluant, saupoudré de graines craquantes, planté d’une cuiller, de recevoir le verre de la vendeuse sourire jusqu’aux oreilles (trop heureuse de servir un client si exotique), d’aller s’installer à une table et de le manger, en enfonçant peu à peu la cuiller dans tant de merveilles et tant de goûts. Coût d’un grand verre plein : 20 000 dôngs — 70 centimes d’euro.
1. Celles du Symposium international de sculpture qui s’est tenu à Hué en 2002, des œuvres d’une belle tenue, assez lyriques. Parmi les liens sur la Toile, des photos du symposium de 2008 :
http://www.kurtz-sculpture.fr/hue2008/hue03.php?l=0
2. La famille est le titre de l’œuvre, due au sculpteur thaïlandais Peerapong Doungkae.
Le pont métallique type Doumer traversant le Fleuve des parfums.
Stand d'épis de maïs cuit vapeur.
Les stand des « desserts de rue »
Le lendemain matin avant que nous ne prenions la route j'ai traversé le jardin public en vitesse pour voir la statue à la lumière du jour. Elle volait au-dessus du fleuve, tandis qu'un bateau le descendait.
Et cette autre sculpture du symposium de 2002, que nous n'avions pas vue dans le noir : Bain de pluie, dit la légende, du Vietnamien Nguyên Hoàng Ánh. En taichi, quand on travaille le matin avec Alain Pudal, il nous demande de recevoir ainsi la pluie. En yoga, c'est la salutation au soleil…